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Laurie Belhumeur

Ce qui n’a pas été dit

Dernière mise à jour : 9 avr. 2023

J’observe la rue et j’écoute le bruit du bruissement des feuilles dans les arbres sans trop porter attention. C’est un vendredi soir comme les autres. Rapidement, mon intuition m’indique que plusieurs choses clochent dans le bâtiment où j’ai l’habitude de me rendre aux alentours de 18h à tous les jeudis et vendredis soir depuis les six derniers mois. En une fraction de seconde, un changement s’opère dans ma tête. Je suis ici, mais j’ai l’impression d’être dans un monde complètement parallèle…


Avant même de mettre les pieds à l’intérieur de cet appartement aux odeurs et aux apparences si familières, je ressens mes sens devenir en alerte. La porte n’est pas fermée, ce qui n’est pas dans les habitudes de son locataire qui est du genre à vérifier cinq fois que la porte a été verrouillée. Une hache est déposée sur le perron. Des planches de bois sont empilées dans un équilibre précaire. Je prends quelques secondes pour vérifier l’état extérieur des lieux. Aucune fenêtre n’a été fracassée. Je constate que le chat est assis sur le pas de la porte. Il m’observe et vient se frotter contre mes jambes, comme il a l’habitude de le faire.



J’entre.


Un rapide coup d’œil me permet de constater qu’il semble y avoir eu une tempête ici, dans l’appartement de mon amant au tempérament calme. Bien que je souhaite faire un peu comme si de rien n'était, il m’est totalement impossible d’ignorer le tout. Des papiers jonchent le sol : des coupures de journaux, des papiers contenant des informations confidentielles, etc. La table en bois de la salle à manger est maintenant au milieu du salon. Une chaise se retrouve dessus. Le ventilateur au plafond fait du bruit, mais une couverture reliant ladite chaise au ventilateur l’empêche de tourner. Les rideaux déchirés apposés aux fenêtres couvrent désormais la moitié des fenêtres. Ils sont également couverts de boue. On pourrait croire que le chat s’est encore amusé à grimper un peu partout.


Face à ce fouillis bien évident, je ne peux faire autrement que de constater l’ampleur des dégâts. Diverses questions surgissent dans ma tête. J’entends du Linkin Park jouer à tue-tête. Je fais un pas vers l’avant pour me diriger vers la cuisine. Je tombe nez à nez avec Phil, mon amant, assis par terre devant le lavabo de la cuisine, ses vêtements blancs tous tâchés de peinture rouge. Je le dévisage. Il me dévisage. Il n’a pas l’air de comprendre ce que je fais là.


Son cellulaire est déposé par terre, sur sa droite. Il ne cesse de recevoir des messages. Je le sais parce que je vois son écran qui ne fait que s’allumer et s’éteindre, et que pleins de bulles de messagerie texte apparaissent subséquemment. Sur les comptoirs, j’observe des flaques aléatoires de peinture de toutes les couleurs : passant du bleu au rouge, du violet au vert, du jaune au noir, etc. S’entremêlent à cela des boutons de manchette, des bouts de tissus sur lesquels on peut y lire : Praise the chaos.


Après ses quelques instants à se dévisager, Phil me fait signe de garder le silence et de m’asseoir par terre à ses côtés. Il fredonne le refrain de Crawling de Linkin Park. Il attrape la bouteille de Whisky canadien presque vide qui était posée à ses pieds, prend le verre en vitre cassé sur le rebord, que je n’avais pas encore vu. Il verse un bon fond et me tend le verre machinalement, sans même me lancer un regard. Je n’ai d’autre choix que de le prendre et le boire. Je regarde mon Phil longuement, confu.


Mes yeux font un tour d’horizon sur les murs de la cuisine étroite. Les plats en plastique sont un peu partout : sur les comptoirs, sur les planchers, sur le dessus des armoires. J’observe également que les couteaux sont éparpillés sur le plancher, comme si quelqu’un les avait garoché à bout de bras. À l’endroit où aurait dû se trouver la table, il y a un paquet de photos : certaines sont déchirées en tous petits morceaux, d’autres sont froissées et d’autres sont en parfait été. J’arrive difficilement à voir ce qu’il y a comme images. Je remarque également qu’il y a des trous un peu partout dans les murs.


Mes yeux reviennent vers la direction de Phil qui se trouve à ma gauche. Il a maintenant les jambes repliées sur lui. C’est à ce moment que je constate que la peinture rouge sur ses vêtements, ce n’est pas de la peinture, ce sont des tâches de sang. Des larmes coulent doucement sur ses mains fendues. Certaines larmes ont même trouvé le chemin vers le plancher.


Pour la première fois, Phil semble prendre conscience de ma présence et de l’état de son environnement. Il me regarde et accote sa tête sur mes pectoraux. Les épaules lui tressautent et mon t-shirt devient détrempé en l’espace de quelques minutes.


Je suis là, complètement dérouté. Je n’ai jamais vu mon amour dans un tel état. Son appartement semble être un reflet de son état interne : un anéantissement total. Je n’ose pas lui demander ce qui s’est passé. Je le laisser pleurer en silence. Je le berce doucement. Les larmes ont maintenant laissé place à un soubresaut de hoquets. Linkin Park joue encore à tue-tête en arrière-plan, mais j’ai l’impression que ça vient de très loin. Je me fous que ses voisins se plaignent du bruit. Je caresse lentement la joue tailladée de Phil. Je lui souffle dans un chuchotement que c’est correct, que tout ira bien.


Je n’arrive toujours pas à m’expliquer ce qui a pu arriver. Le téléphone cellulaire continue de recevoir une panoplie de messages de la part d’une certaine Savannah. 30 messages non lus. Phil me confie son téléphone sans un mot. C’est à ce moment que je vois que l’afficheur indique qu’une Savannah est en train d’appeler. Phil, sans enthousiasme, décroche et appuie sur le bouton « haut-parleur » :


- Phil, frérot… lance une voix féminine étouffée et inquiète. J’ai peur pour toi. Tu avais l’air complètement hors de toi tantôt… T’arrêtais pas de me dire « Sav, ça arrive encore, ça arrive encore… » C’est une rechute de tes sautes d’humeur, hein? La dernière fois que tu as eu un épisode de crise, c’était parce que tu avais arrêté la médication, tu disais que ça faisait baisser ta libido. Tu m’as que tu avais rencontré quelqu’un récemment… »


Je regarde le téléphone, un peu sonné par la révélation. Je regarde Phil. Pour la première fois depuis mon arrivée, j’arrive à prononcer quelques mots. Ma voix tremble un peu :


« - Savannah, c’est ça? demandais-je. Je suis le copain de Phil. Ça va aller. Tu n’as plus à t’en faire. Je vais m’en occuper. »


Je raccroche. Je regarde mon amoureux. Il fixe le vide, les yeux pleins d’eau. Il est vidé de toute énergie. Il n’ose pas me regarder. Je le sens honteux. Ça me crève le cœur. Toujours assis par terre dans la cuisine, je le prends tendrement dans mes bras.


« - Ça va aller. Tout va bien aller, Phil. Ça n’arrivera plus, Phil. On va passer au travers de cette crise ensemble. Toi et moi. C’est correct… C’est correct. »


Des larmes commencent à perler sur mes joues. Phil, tu aurais tellement pu m’en parler de tes sautes d’humeur… Tu le sais, mon amour, que tu peux me faire confiance. Sur tout. Je te l’ai déjà dit. Quoiqu’il arrive, je serai là pour toi. On est une équipe. J’entrouvre les lèvres et prononce pour la première fois ces cinq petits mots, alignés dans la même phrase :


« - Je t’aime, Phil Comtois. »

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